Fabien Escalona évalue les propositions des gauches européennes à un an des élections. Plan B, DiEM25, les positions de Paul Magnette… quelles sont les options possibles ? Un entretien avec Christophe Ventura.
NB : ce qui suit est une transcription de la vidéo réalisée par Mémoire des luttes et librement visible en ligne, adaptée pour une lecture plus confortable. Des transformations mineures ont été apportées en tentant de conserver le sens de la discussion. Pour toute question ou remarque, me contacter.
Christophe Ventura : Bonjour Fabien Escalona et bienvenue dans notre programme Le Monde qui vient. Vous êtes docteur en sciences politiques, spécialiste des gauches et en particulier de la famille social-démocrate européenne, l’un de vos sujets de recherche. Vous êtes également contributeur à Mediapart et vous écrivez de temps en temps des chroniques pour Mémoire des luttes.
J’ai le plaisir de vous inviter aujourd’hui pour parler de la question européenne et de la gauche. C’est un sujet à la fois hautement stratégique dans les débats de la gauche en France et en Europe, mais également une question clivante au sein des gauches. D’une part entre la social-démocratie et la gauche de transformation ou radicale, et d’autre part au sein de la social-démocratie elle-même. Nous allons donc dresser aujourd’hui l’état des lieux sur cette question stratégique européenne.
On a vu à quel point la question européenne a divisé ces dernières années la gauche, au moins depuis 2005 et le référendum sur le traité constitutionnel européen. On voit aujourd’hui des lignes de fracture sur ces questions-là, à quelques mois de l’élection européenne de 2019. Et puis ces derniers temps, on voit se passer certaines choses au sein de la famille sociale-démocrate : en particulier l’intervention de Paul Magnette, ancien ministre-président Belge de la Wallonie. Il s’était illustré dans son combat contre le CETA, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. Il fait aujourd’hui une analyse de l’Union européenne, de l’intégration européenne et de son importance pour la gauche en Europe.
Vous avez étudié cette analyse, qui serait le marqueur finalement d’un mouvement au sein de la social-démocratie sur la question européenne. Alors qu’on pensait que c’était morne plaine et que la question européenne était morte avec la social-démocratie européenne, peut-être se passe-t-il quelque chose. Que pouvez-vous nous en dire ?
Fin de morne plaine pour la social-démocratie
Fabien Escalona : Ma thèse générale sur le moment social et moral que l’on vit, c’est qu’il n’y a pas seulement un moment de crise. La notion de crise de la social-démocratie, on en a usé et abusé. Je crois qu’elle est là mais que c’est une crise d’une intensité, d’une étendue particulières.
Mais il y a d’autre part un facteur assez inédit depuis quelques décennies : les luttes politiques intellectuelles dans l’espace social-démocrate sont beaucoup plus fortes qu’auparavant, et apparaît donc un impératif de réinvention pour la social-démocratie. Ou en tout cas pour les appareils sociaux-démocrates, s’ils veulent survivre. On assiste donc à des luttes importantes concernant l’orientation à donner, le destin qu’on tente de se choisir, le nouvel espace politique qu’on essaye de se créer ou d’investir. Il me semble que les propos de Paul Magnette, tenus lors d’un événement organisé par la Revue du Crieur à Grenoble, témoignent de ça et de deux choses intéressantes dans le moment que l’on vit.
Ces propos témoignent d’abord d’évolutions dans le champ académique universitaire d’où je viens. Paul Magnette est un universitaire avant d’être un homme politique : c’est un spécialiste des études européennes. Dans ce champ-là, on voit depuis quelques années des choses qui deviennent dicibles dans la littérature en sciences politiques mainstream. On voit désormais des analyses très critiques, notamment vis-à-vis de la légitimité démocratique de l’Union européenne et de ses politiques, et ça c’est nouveau. Bien sûr, ici rien de neuf pour des militants de gauche radicale. Mais c’est quelque chose de nouveau dans le discours mainstream.
Et avec Paul Magnette on voit aussi une voix critique à l’intérieur de l’espace social-démocrate, qui avait été co-constructeur de l’intégration européenne existante et qui défend les traités existants. Magnette assume quelque chose de très important. Il l’a dit dans son discours et c’est la première chose que que j’ai expliquée dans un billet que j’ai écrit à cette occasion. Il assume que par construction institutionnelle l’Union européenne produit des politiques qui, au moins sur le plan socioéconomique, sont hostiles à la gauche. Au fond elle s’inscrit forcément dans le paradigme néolibéral et pour changer ça il faut changer les règles. On ne peut pas s’en sortir juste en promettant l’Europe sociale et en promettant quelques gouvernements plus à gauche en disant ça ira mieux… ça ne marche pas comme ça.
Christophe Ventura : Alors que nous indique la « voie Magnette » ? Comment résoudre cette contradiction qui pose qu’« à traités constants » une politique de gauche est quasiment impossible dans le cadre de l’Union européenne ?
Fabien Escalona : La « voie Magnette » n’est pas un ralliement à ce qu’on appelle le Plan B, la stratégie de désobéissance aux traités défendue dans la gauche radicale en Europe, et en particulier par la France Insoumise en France. C’est plutôt une stratégie de repolitisation de l’Union européenne. Il dit quelque chose qui peut apparaître assez modeste mais qui ne l’est pas tellement, en tout cas pas dans la social-démocratie telle qu’elle est devenue : c’est de dire qu’on peut enfin critiquer tout ou partie du coût des projets européens sans être taxé d’anti-européen, qu’on a le droit de rediscuter des choses et qu’on a le droit de vouloir changer le cadre et les règles. Parce que sans ça on ne peut pas sortir de l’austérité et du productivisme irresponsable. Voilà donc un premier point de méthode qu’il pose.
Ensuite, il assume quelque chose d’assez courageux, en un sens. Il dit : « Oui pour l’instant nous sommes minoritaires et donc pour l’instant il nous faut une stratégie de minorité. On ne va pas tout changer du jour au lendemain, mais petit à petit on peut faire des coalitions, soit avec d’autres forces politiques, soit avec la société civile, pour faire changer les choses depuis une position minoritaire à l’intérieur de l’Union européenne ». C’est un point important, au fond il dit qu’il faut en finir avec la grande coalition perpétuelle. Grande coalition qui se fait parfois dans certains espaces nationaux mais qui surtout se fait depuis très longtemps dans l’espace européen, où l’on sait que les sociaux-démocrates, avec les libéraux et les conservateurs, font partie des forces au cœur du projet communautaire. Ils le défendent à tour de rôle ou en combinaison depuis le début du projet européen.
Christophe Ventura : C’est cette stratégie qu’il qualifie je crois de « stratégie jaurésienne ».
Fabien Escalona : Oui, en référence à la SFIO minoritaire qui participe à la troisième République sans stratégie d’insurrection mais qui veut évidemment dépasser cette troisième République.
Démocratiser l’Union européenne
Christophe Ventura : Est-ce que Paul Magnette nous en dit davantage sur ce que pourrait être un projet de démocratisation des institutions européennes, que pourrait porter cette social-démocratie combative ?
Fabien Escalona : Il a esquissé dans son discours des pistes faisant écho à des réflexions encore une fois du champ intellectuel, comme celles de la philosophe Belge Justine Lacroix. Ou encore à des projets qu’on a entendu en France au moment de la présidentielle, avec la candidature de Benoît Hamon ainsi que tout un ensemble d’intellectuels autour. Thomas Piketty, le plus connu, mais aussi Antoine Vaucher, un juriste spécialiste de l’Union européenne qui préconisait notamment un parlement pour la zone Euro. Un parlement où seraient aussi présentes les représentations nationales. Ces gens pensent qu’on ne peut pas passer à court terme à un espace public européen, que c’est irréaliste. Par contre, ils estiment que la démocratie européenne serait différente des démocraties nationales qu’on connaît. Elle pourrait être une démocratie des nations européennes, une sorte de « démocratie des démocraties » et ils essayent donc de penser de nouvelles articulations institutionnelles.
La question ensuite, c’est la crédibilité de cette option. Je pense qu’elle a franchement des limites, mais encore une fois c’est quelque chose qu’on n’entendait pas tout-à-fait dans la social-démocratie, ou en tout cas dans les courants mainstream jusque récemment. Parce que Paul Magnette n’est pas nécessairement étiqueté « aile gauche de la social-démocratie » donc c’est intéressant d’entendre ça.
Christophe Ventura : Y a-t-il un lien entre l’« option Magnette » et les propositions que porte un mouvement comme DiEM25 de Yannis Varoufakis, l’ancien ministre de l’économie grecque qu’on a bien connu lors de l’épisode du bras de fer avec Schäuble en Allemagne ? Entre ça et la proposition qui est aujourd’hui en fait portée par Benoît Hamon ? Piketty, Benoît Hamon, le Parti communiste français qui se rallie aussi à cette idée de listes transnationales… Et quel regard portez-vous sur cette proposition Hamon / Varoufakis / Parti communiste français pour les listes 2019 ?
Fabien Escalona : Il y a des liens. J’ignore jusqu’à quel point ces acteurs se parlent, mais c’est évident qu’ils ont des rapports. Par exemple Magnette est un des rares sociaux-démocrates européens à avoir franchement soutenu Benoît Hamon lors de la présidentielle en France. Hamon n’a pas uniquement été lâché par des socialistes français, beaucoup de socialistes européens n’ont pas trop cherché à le soutenir de façon franche.
Évidemment qu’ils connaissent Varoufakis. Hamon est il me semble plus concrètement en discussion à propos des listes transnationales. Et cette idée de parlements de la zone Euro, ça circule assez bien entre tous ces acteurs.
Ensuite, j’ai l’impression au premier abord que dans la proposition Hamon / Varoufakis on est presque en deçà de ce que dit Magnette. Aujourd’hui ce qu’on lit dans la presse c’est qu’ils veulent changer beaucoup de choses en Europe « à traités constants », c’est l’expression, et puis se donner deux ans pour relancer une voie constitutionnelle qui passerait par les peuples. Ça n’est déjà pas évident à mettre en place. Mais en plus ils prétendent changer l’Europe « à traités constants » et là on revient pratiquement à ce qui était le véritable angle mort de la social-démocratie quand elle prêchait l’Europe sociale. À traités constants on a un gros problème puisque ce n’est pas juste une question de majorité de gouvernement. C’est une question de structures institutionnelles, de rapports structurels à l’intérieur des états-membres et d’architecture communautaire. C’est justement ce que Magnette pointe.
Je vois quand même une sorte de contradiction, une façon de balayer du revers de la main l’hypothèse du Plan B en considérant que c’est trop dangereux, que ça peut mener à des dérives nationalistes voire à la sortie, ce qui est pour eux le scénario cauchemar. Ils ne prennent donc pas du tout en compte ce qui est quand même une option stratégique qui à mon avis, mais là c’est aussi le citoyen qui parle, mérite discussion dans cet espace stratégique.
Tentative de réforme ou sortie franche de l’Union européenne
Christophe Ventura : Justement, parlons-en un peu pour conclure. L’autre option, celle que vous évoquez au sein de la gauche radicale ou de transformation, c’est une stratégie de désobéissance active. En réalité, une stratégie d’assumer la crise au sein des institutions pour aller le plus loin possible, jusqu’à la rupture éventuelle. C’est l’idée d’être mis dehors plutôt que sortir soi-même, en posant des exigences démocratiques, sociales, écologiques… fortes, insoutenables pour le système européen actuel.
Et puis il y a au sein de la gauche radicale une deuxième option : la sortie franche. La sortie comme projet dès le départ. C’est le débat actuel au sein de la gauche. Selon vous, quel est la pertinence de cette option-là dans le débat européen ?
Fabien Escalona : L’hypothèse de la sortie comme préalable à une véritable politique de gauche ou de rupture me semble un pari assez douteux. Je pense qu’elle a certes une cohérence intellectuelle qu’on ne peut pas lui ôter. De là à dire que ce serait complètement souhaitable… J’avoue ne pas être fixé sur la question, aussi bien en tant que chercheur qu’en tant que citoyen. En tout cas il y a une cohérence intellectuelle.
Un des principaux défauts que j’y vois est la viabilité électorale. Actuellement, même dans les pays les plus en crise, on voit à quel point c’est compliqué d’avoir un socle populaire qui puisse ensuite être actif dans cette phase-là de sortie brutale. C’est très difficile d’avoir un socle populaire suffisant, significatif sur le plan électoral. Et je ne parle même pas d’être vraiment majoritaire pour l’instant, ça n’est pas dans l’horizon. Je ne dis pas que ça n’arrivera jamais mais ça n’est pas dans l’horizon. C’est pour cela que cette option de désobéissance, de Plan B, me semble assez productive. Alors on peut dire que ça ménage une sorte d’ambiguïté. Il paraît qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépends… Mais en tout cas ça me semble plus constructif, si on raisonne politiquement, de raisonner aussi électoralement.
En revanche, il ne faut pas minorer que cette option de désobéissance et du Plan B, ce n’est pas rien. Si elle est prise au sérieux, c’est une façon d’assumer la conflictualité à l’intérieur de l’espace européen comme ça n’a pratiquement jamais été fait.
Et je crois que c’est une des grosses différences aussi avec l’option Magnette, qui est dans la pointe avancée de la social-démocratie quand elle conteste l’Union européenne, mais qui me semble à mon avis un peu trop naïve. Par exemple il a des phrases comme quoi « l’espace public européen n’est pas assez mature ». Il dit donc : « Il faut qu’on puisse discuter du contenu des choses sans être traité d’anti européen ». Tout cela est très bien, mais à mon avis il minore le fait que ce n’est pas un défaut de maturité. Et que ça ne va pas s’arranger à mesure que l’intégration européenne progressera.
Je pense qu’à tous les échelons de gouvernement il y a des luttes pour aller vers plus de démocratie, ou vers moins, comme c’est le cas actuellement. Donc la stratégie du Plan B c’est d’assumer qu’il y a un conflit très fort et qu’il faut donc faire progresser l’option « souveraineté populaire », y compris par des moyens hors du cours institutionnel des échéances qui nous attendent. C’est finalement de forger soi-même l’agenda. La question est ensuite de savoir si on le maîtrise ou pas, ce à quoi on ne peut pas répondre facilement.
Christophe Ventura : Absolument. Merci beaucoup pour cette contribution et ces éclairages. Nous allons à nouveau avoir ces débats-là, de manière très large dans la société on l’espère, pour les élections européennes de 2019. Avec une campagne électorale qui va peut-être commencer dans les prochains mois, une fois qu’on connaîtra le mode de scrutin définitif de cette élection. En effet, le président Macron propose possiblement un scrutin avec des listes transnationales. Ce qui qui politiserait certainement bien mieux la question européenne que lors des dernières élections européennes, avec ses modes de scrutin incompréhensibles pour le commun des mortels. Merci Fabien Escalona.
Illustrations : © Mémoire des luttes.
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